"Parcours, histoire de vie. Stéphanie Lupo cherche la vie, la vie dans sa puissance inaugurale, avant qu’elle ne soit malmenée, trahie, jusqu’à être brisée par ces remarques de la réalité –(...) Marquée par Anatoli Vassiliev lors de ses études à l’Ensatt de Lyon à l’époque où il dirigeait la section mise en scène, Stéphanie Lupo fut proche de lui en tant que comédienne. Mais à la sortie de ses études (douze ans en tout, elle est aussi universitaire), elle s’est détachée de l’univers de l’école et a écrit (beaucoup). Voyagé. En marge des circuits balisés pour plants de pépinières publiques, elle a inventé son propre chemin.
Solitaire et pourtant, porteuse d’une utopie, celle de rassembler un groupe d’artistes rencontrés au fil des ans… Ce paradoxe entre singularité de caractère et aspiration à la communauté fait toute la dialectique explosive de la pensée de Stéphanie Lupo. Solitaire. Fondamental pour elle de faire l’épreuve du plateau, d’être elle-même sur scène. Elle le redit lors de la rencontre organisée par ZOA à la Loge, le 4 octobre sur la performance. Si elle a commencé avec les mots de Duras dont elle a joué Hiroshima mon amour en plusieurs variations dont l’une à la Bellone (Bruxelles) - puisqu’elle cherche un endroit de vérité intérieure, qui avec les événements de la vie et le mouvement de sa pensée évolue -, si elle est passé par ceux de Tchékhov (Le récit d’un inconnu, L’Atalante pour la sortie d’école de l’ENSATT), elle affirme aujourd’hui la nécessité de passer par ses propres mots. Dénuée de moyens, et quasiment de soutien, uniquement guidée et portée par son désir, par un imaginaire de théâtre et une pensée du théâtre comme art, elle a persisté et créé Je veux parler de la jeunesse qui tombe pour le GRü (TRANS, à Genève, dirigé alors par Maya Bösch et Michèle Pralong) en février 2011. Puis SoleilSang au festival Sidération du CNES en mars dernier. En reprenant Je veux parler de la jeunesse qui tombe, elle présente une performance sensiblement différente et augmentée notamment des images de précédentes performances, ce qui en fait une création. Le corpus textuel premier n’est plus qu’une dernière partie de vingt minutes quand le reste de la performance synthétise sa pensée à partir de d’autres textes : certains écrits avant comme L’acte nu (réflexion sur l’acte d’acteur) et d’autres après comme celui relatif à sa rencontre en Pologne de jeunes artistes de théâtre et à sa recherche sur la communauté théâtrale. (...) Alternant les moments à la table où elle lit des textes plus réflexifs (toujours d’une incroyable poésie) nourris de citations d’artistes (Nietszche, Debord, Tarkovski, Bataille, Julien Beck…) et ceux où elle crée une image en accomplissant un acte scénique, Stéphanie Lupo crée un espace entre vie réelle et art. Comment les deux communiquent (ou pas). Sa propre sensibilité, sa vérité intérieure éclatante, venant faire la preuve d’un passage possible, d’un lien : qui ne cède pas au monde (et ne se terre pas en ravalant sa révolte). Ce qui donne à sa présence sur le plateau, à sa voix, une force pénétrante. Critique de la société culturelle. Stéphanie Lupo se heurte à un constat, celui d’un monde de la culture aussi déboussolé et toxique que le reste. (...)
Citant Tarkovski, Stéphanie Lupo rappelle que l’art doit agrandir le désir, entretenir le feu sacré. Exciter une disposition à la vie (et transmettre les ferments critiques nécessaires pour se débattre avec Eros et Thanatos) et non l’inverse. (...) Êtres de désir. L’ennemi, Niezsche l’a dit, c’est le ressentiment contre la vie. C’est à rebours de ce ressentiment que Stéphanie Lupo vit, écrit, pense et imagine le théâtre. (...) De nos luttes secrètes, solitaires. Stéphanie Lupo met en scène une pensée, et un mouvement, à travers ces alternances de moments à la table et ceux où elle entre dans un état autre, de vie pure. Moments d’une solitude consacrée à penser (pour rester dans le mouvement, car penser c’est marcher de pensée en pensée pour résister à la pétrification), et ceux où elle s’empare du plateau pour y accomplir un acte. Avec de la peinture pour le corps, de l’eau, du feu, de la terre ; avec sa nudité ; avec sa fièvre intérieure surtout ; avec des musiques punk (les Cure par ex.) ; avec des vidéo (de Julian Beck, de Ginsberg, d’un extrait de Zabriskie Point, la fin de ce film d’Antonioni (1970) où ce dernier fait sauter non pas la terre mais une maison bourgeoise sur les colline de LA, et cela filmée à travers le regard de l’héroïne, une femme donc) ; avec des vêtements qui parlent de la femme qu’elle est et des fantaisies joyeuses de la séduction. Moment inoubliable où nue, elle danse avec un foulard (...) l’émotion qu’elle convoque est celle d’une joie amoureuse féminine souveraine. (...) La femme, comme confondue, ravie. Une source en elle rejaillit, c’est l’enfance qui revient, l’origine même du désir. Stéphanie Lupo peut faire ça, retraverser cela sur un plateau pour nous rappeler ce qu’est une femme heureuse. Son énergie, à l’extrême opposé du ressentiment contre la vie. Et pourtant, le désir dans son essence n’est pas social, pas progressiste, il est ailleurs. Créateur, utopiste. Le sourire, les autres. Stéphanie Lupo crée un espace dont elle n’est pas le centre. Le centre, elle le laisse vide. C’est l’endroit de nos projections ; ce n’est pas elle, son ego, son narcissisme qui se mettraient en scène. Elle n’est que le vecteur d’une pensée plus vaste qu’elle et dans laquelle beaucoup peuvent se retrouver. (...) Rêver une communauté, rêver le désir, rêver le théâtre même quand on sait que tout est impossible, c’est vivre malgré tout, envers et contre tout. C’est ne rien lâcher, aller jusqu’au bout. Cette conscience-là, Stéphanie Lupo en est animée."
Extrait d'un article de Mari-Mai Corbel, après la pièce performance "Je veux parler de la jeunesse qui tombe"