Extraits textes
Je veux parler de la jeunesse qui tombe (extrait)
« La jeunesse qui tombe » c’est s’habiller en blanc le matin de sa trentième année. C’est courir dans la boue, dans la merde, les déchets. C’est retrouver un de ceux-là, avec lui traverser les labyrinthes de l’absurdité. C’est mettre la main dans son pantalon. C’est tenter de le regarder lui et de rester accrochée à sa peau, à son jean, à ses cheveux, à sa vérité. C’est rêver de se retrouver à une extrémité du monde. C’est faire l’amour dans la conscience de la violence, c’est devenir soi-même violence. C’est vouloir rester vivant. La jeunesse qui tombe, c’est quand il ne reste plus que des films, des livres, des images d’archives. C’est venir après une jeunesse qui a crié. La jeunesse qui tombe, ce sont des gens autour de moi. C’est une communauté des grandes villes, peu visible. C’est une bande disloquée de rêveurs encore, d’acharnés. Dans le contexte et les possibilités qui sont les leurs, les nôtres, ce sont ceux qui continuent de chercher, accomplissement, vivre autrement. La jeunesse qui tombe c’est vouloir ne pas céder. »
J’avais commencé à écrire ce texte au printemps. Je l’imaginais à dire, à porter, qu’il faudrait courir, crier. Je pensais à des visages de jeunes gens, que je voyais s’embrasser, qui en même temps qu’ils s’unissaient, tombaient. Je les voyais s’enduire d’huile, de noir, d’eau, de sang qui coulaient du dos, du nez, qui giclaient. Il faudrait enlever sa culotte, se recouvrir de merde, tout ce qui traînerait. Ce serait une image de la perception quotidienne, des jours gâchés, là, ceux qui encore lèvent les draps du désir, dans la perte, à l’infini et sans relâche, qui continuent de l’étirer. Il faudrait tenter de communiquer un non mentir, en même temps, qu’un rien lâcher, tentatives toujours reprises de ne pas se résigner, de laisser les portes ouvertes, dans ce monde-ci, tel que nous en avons hérité. J’avais écrit ce texte comme une lettre à ceux qui m’entouraient, que j’aimais, que je voyais tomber.
Puis c’était l’été.
Je l’avais vu débouler dans un café du centre, jeter son verre contre une vitre, regarder autour de lui, sortir comme il était entré. Personne n’avait bougé, à peine commenté son geste, comme s’il valait mieux ne pas le remarquer. Debout dans le soleil, au coin d’une ruelle, il fumait. Le lendemain, je l’avais revu quasiment au même endroit, dans mon quartier. Il jouait de la guitare. Sa présence appelait l’inaccessible. Son visage convoquait l’extrême, en plein milieu du sourire, une dent cassée. Les touristes saisis par sa beauté et son étrangeté, jetaient des pièces et des billets, voulaient lui parler. Il disait qu’il était polonais. Quand j’écrivais le mot jeunesse c’est à son visage que je pensais. Un jeune homme très beau, qui voudrait mourir avant que la mort ne parvienne à le rattraper. La jeunesse qui tombe, c’était ce jeune homme emporté dans un fleuve dévoreur. C’était sa lutte, ses exaltations, ses colères, ses traversées du désert. Sur son dos c’était le fardeau de l’Histoire et de l’hérédité. C’était quand bien même son rayonnement et sa lucidité, son visage pris dans les filets de la réalité.
Ce texte sur la jeunesse était en lien également avec un voyage de l’extraction, que j’avais fait. Tandis que je marchais m’était apparue une image aussitôt engloutie de quelque chose comme la vie et le travail artistique d’un ensemble d’individus créateurs liés dans une quête de connaissance d’eux-mêmes et du monde, avec en vue la beauté et d’autres possibilités. Partout autour de moi, me semblait-il, il y avait un commun accord pour dire « c’est terminé ». C’était comme une maladie, je la portais et tous ceux autour de moi que j’aimais. Rien de suffisamment solide ne semblait pouvoir justifier de nous mettre ensemble. Une dévastation par le non nous avait été transmise, comme un poison dans nos psychés déréglées, il opérait ; il nous tuerait. « Plus personne n’écrit plus anarchie sur les murs. Aujourd’hui toutes les révoltes sont solitaires » Beck avait écrit cette phrase dans les années 80, ça restait inchangé, avec la différence notable que du temps de son aujourd’hui au nôtre, le mot révolte avait rejoint la liste de tous ceux impossibles à prononcer.
Comment se démarquer de la vie courante, de la pensée militaire, de l’avidité du marché ? Quelles perspectives ? Quelle voie sinon celle de se faire engloutir dans l’obscurité ? Est-ce que ce n’était pas ça entrer dans le cynisme ? Et au bout du cynisme, quoi d’autre que la mort assurée ? Sarah Kane, avec son suicide, n’avait-elle pas incarné cette idée jusqu’à l’extrême. Dix ans plus tard, il me semblait que nous étions les mêmes. Et après ?
La question de l’héritage me hantait. Je commençais à mener des recherches dans l’histoire des mouvements artistiques du milieu du XXe siècle. Les moments de rassemblements hors normes, qui avaient eu lieu notamment dans les années 50-60 me fascinaient. Je regardais ces manifestations prérévolutionnaires comme des actes extraordinaires. J’analysais cette histoire comme la formation graduelle d’un cercle. A la fin des années 60, il avait fait événement en s’agrandissant de manière impensable et insensée. Puis à partir de ce même moment, ce cercle n’avait cessé de se désagréger. Aujourd’hui comme après un saccage, il ne restait que des agrégats isolés. Ils restaient les visages de ceux-là (les nôtres) en train de tomber. Nous étions liés à cette histoire, nos manières d’être et de penser en descendaient. Détruire dit-elle (1969), le film de Marguerite Duras m’apparaissait comme une charnière. Dans un dernier souffle révolutionnaire, elle avait osé évoquer encore l’espoir à travers la figure d’une adolescente, animée par une force d’amour inconditionnée. Elle et le petit groupe autour d’elle, représentaient ceux détruits, à l’intérieur, avait écrit Blanchot à ce sujet. « Mais il faut aimer pour détruire » avait ajouté ce dernier.
En 1977, toutefois, presque dix ans plus tard, la destruction ne semblait plus s’encombrer ni d’amour, ni d’espoir, mais s’incarner avec fracas dans la vague de musique punk, à travers notamment la figure emblématique de Jonny Rotten, le leader des Sex pistols. Cette année, marquait un tournant assurément en terme de démantèlement. Le diable probablement, le film de Robert Bresson, semblait avoir précisément ce thème pour cible. Il avait pour héros principal, un jeune homme, que le cinéaste définissait comme « lucide ». En pleine conscience de vivre au temps d’une action de destruction planétaire, allant de pair avec la disparition de précieux mots clés liés au désir et vecteurs de perspectives ( changements, avancées, résolutions, guérison) – notamment les mots Révolution, Amour, Dieu, Ami, Médecin…-, le jeune homme se suicidait. En 1978, Fassbinder réalisait un film intitulé Despair (Désespoir). « Une forme de censure cachée », disait-il, voulait détruire les utopies individuelles. Julian Beck parlait lui de gaz du désespoir et de fin de l’utopie en soi. Il parlait de « trahison de soi-même au nom de la survie ». La survie conduisait à un retour en arrière, expliquait-il. Aux recherches de fond sur le sens de la vie, de l’être, de la présence au monde, qui avaient animé les formes de rassemblement hors normes dans les années 50-60, succédaient les certitudes rassurantes du divertissement ostentatoire et sous contrôle du pouvoir et de l’argent. « La peste du corporatisme industriel, afflige le théâtre de la même manière que toute autre entreprise humaine. C’est la mesure du profit qui s’insinue, écrivait ce dernier dans son journal. A côté de Mammon, le Dieu des riches, et de Moloch, le dieu de Pouvoir, il y a maintenant un grand Mobble. Mobble est une caricature repoussante du visage humain sacré. Le fait est, poursuivait-il, que le Pouvoir de Moloch et l’Argent de Mammon se rencontrent en Mobble. Les manipulations de ces deux entités, Stupidité et Argent créent le Pouvoir ; la manipulation du Pouvoir et de la stupidité créent l’Argent, l’Argent et le pouvoir créent la stupidité. Une triple image de Dieu est arrivée à l’âge adulte au vingtième siècle, Mobble a pris le pouvoir[1]. » Ces idées, ajoutait-il encore en 1983, s’exprimaient notamment dans la manière dont se développaient les festivals de théâtre. « Célèbre et noble origine, écrivait-il, puis le festival devient supermarché de la culture ». « Je veux parler de la jeunesse qui tombe » commençais-je à écrire quelques mois plus tard. « Je veux parler de ma générationJe veux parler d’un état d’impossibilité, dit-on désormaisJe veux parler de ce qui manqueA quel point c’est concretDes visages pourtant Qui donnent envie d’aimerJe veux parler de l’incapacité de trouverautour de quoi nous rassemblerJe veux parler de nousDans le noir, dans le rien, épuisés (…) »
Ce projet sur la jeunesse, je l’avais compris deviendrait générique. Il lierait divers textes que j’écrivais dans des formes très différentes, toutes comme traversées et unies par une voix sauvage, inclassable, que je définissais comme dramatique, dans le sens de « à porter ».
J’imaginais des jeunes gens en transe, épris de pureté. Je les voyais comme des surgissements, des forces en présences. Des filles aux cheveux longs enceinte de rêves qui couraient dans le sang et dans les excréments de la société, des garçons shootés à la musique et aux images, qui se noyaient dans le chaos d’une présence au monde privée de dignité. Je les voyais comme des vecteurs d’énergies, se consumant dans le feu de ceux qui ne brûlent que de rencontres véritables. Ceux, animés d’une envie de vivre insatiable, qui se débattent dans des paysages de mort reçus en héritage. Ceux incompatibles jusqu’à l’insupportable, suicidés d’un temps donné, à la fois morts d’entrée de jeu et increvables. Je voyais des corps et des visages qui dansaient par-dessus les cadavres. Je voulais qu’ils parlent. J’entendais une parole sans voiles, jaillie de l’intérieur qui surgirait comme des brèches ou des bombes, de conscience et de sensible, dans un ordre de portes closes, restreint et ennuyeux, comme un langage de nécessités primordiales. J’imaginais des figures rebelles en quête de vérité, chez qui parler, agir et aimer se rencontrent dans la fulgurance éblouissante et dévastatrice d’un même trait.
Stéphanie Lupo